Neuromancien et autres dérives du réseau
1988 : P., un ami étudiant en informatique (le même qui m'a fait découvrir Akira) me prête deux romans qu'il a aimés. Cette lecture me marque en profondeur, et j'en garde des souvenirs très vifs et très précis.
2018 : je commence à m'intéresser de plus près aux progrès de l'intelligence artificielle, et ce que je découvre au fil de mes lectures me ramène une petite trentaine d'années en arrière... Je passe commande, me replonge dans l'univers cyberpunk de William Gibson, d'une troublante actualité...
... et là, le miracle opère :
malgré les 30 années écoulées, j'ai le même coup de coeur...
Pour aborder sereinement les romans de Gibson, il peut s'avérer pratique d'avoir quelques connaissances de base sur la culture japonaise : au fil des pages on croise dans un savoureux mélange des gaijin, zaibatsu, yakitori, tabis, shuriken, sarariman (à ce sujet : pourquoi saRariman ??? ), hôtels capsules (rebaptisés cercueils ^^), etc... ce qui, ajouté au style très imagé à la poésie trash et décalée de l'auteur, peut rendre la lecture un peu ardue par moments.
Mais certains passages sont magnifiques et décrivent parfaitement l'ambiance si particulière :
"Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service" (incipit du Neuromancien). Vous visualisez ? vous êtes dans l'ambiance...
"La Cité de la nuit était comme une expérience folle de darwinisme social, conçue par un chercheur las, le pouce pressé en permanence sur la touche d'avance rapide (...) Ici, le bruissement des affaires créait un bourdonnement subliminal constant et la mort était la punition acceptée pour cause de paresse, négligence, manque de grâce, inaptitude à se conformer aux exigences d'un protocole complexe" (p.39) (celle-là c'est ma préférée, surtout la première partie)
"L'été dans la Conurb, les foules sur les avenues qui ondulent comme l'herbe couchée par le vent, un champ de chair humaine balayé par des courants soudains de désir et de récompense" (p. 78) (cherchez pas le verbe : y'en a pas)
"Léon fixa stupidement ce dernier de ses yeux déroutants aux pupilles gris nacrés recouvertes d'un soupçon d'olive translucide. Les yeux de Léon faisaient penser à des huîtres et du vernis à ongles, deux éléments dont l'évocation ne le mettait pas précisément à l'aise quand elle se rapportait à des yeux" (p. 329) (sérieux, Gibson voit les choses comme moi - on doit avoir le même type d'altérations génétiques ^^).
Quelques passages savoureux sont à relire avec notre vocabulaire actuel : "microléger téléguidés" ou "aérodymes" = drones... "mater des kinos de brise-glace japonais" (p. 330) = regarder des vidéos de hackers japonais (la glace, dans l'univers virtuel du cyberspace, c'est la protection qui entoure les sites)...
Le style rebute plus d'un lecteur, je le sais, mais perso j'aime cette ambiance à la Blade runner.
On se branche à la matrice (bien avant Matrix), on implante des aiguilles de microgiciel dans des broches posées derrière l'oreille (moi qui rêve d'une extension de mémoire), on croise des humains augmentés (déjà, à l'époque, le transhumanisme... ), d'anciens hackers décédés dont l'esprit a été téléchargé... des intelligence artificielles (dites "fortes" dans notre typologie actuelle = capables de conscience, de raisonnement...)
C'est souvent sombre, parfois un peu confus (il m'a fallu relire certains passages pour être certaine de les avoir bien compris tant le vocabulaire est spécifique), mais très visuel, riche de détails et... envoûtant !
1012 pages de plongée dans l'univers dystopique de Gibson, à travers la trilogie "Neuromancien", "Comte zéro", "Mona Lisa s'éclate", suivie du recueil de nouvelles "Gravé sur chrome", c'est bien trop court... !
Oui, je sais. Mais je n'y peux rien, c'est un des drames de ma vie :
déjà, petite, quand les copines ne rataient aucun épisode de Candy,
je regardais Albator...